Critiques et infos théâtrales

La compagnie root'arts

FESTIVAL OFF D’AVIGNON : Le(s) visage(s) de Franck

 

Il existe vraiment cet homme unidimensionnel défini par Herbert Marcuse. Emanation d’un système de production et de consommation affiné par la rhétorique des mass-médias, Franck l’a un jour rencontré, pour mieux l’ingérer, l’engloutir et l’absorber. Mais l’assimilation est instable, suscitant d’insupportables troubles internes.


Ouverture : « Rock’n’roll suicide » de David Bowie. 1972-2012. Trente années ont passé. Nous traversons un nouveau cycle où les corps sont soumis aux impitoyables jonctions des industries numériques. La société de contrainte a vaincu l’humain. La fin est proche. Franck, costume et cravate impeccables, le ressent en installant tranquillement son pupitre pour s’adresser aux spectateurs-citoyens de la salle.


Le « Speed Dating » et le « Speed Jobbing », bouleversent deux piliers de la société, l’amour et le travail. Franck a depuis longtemps compris que le dogme de l’entretien d’embauche repose sur l’illusoire, comme celui de l’amour.

Dans cette organisation étouffante, la tentation du déséquilibre est à portée de main. Pourtant, Franck se conforme à la norme imposée, candidat à des métiers de toute sorte, face à des recruteurs obsédés par les défauts et les qualités des postulants. Franck voudrait être Diogène mais l’asservissement est dans ses gênes. « J’ai toujours cherché à être en phase avec les êtres qui peuplent ma société » clame t-il.


Doté d’une éloquence implacable qui magnétise le public, Franck est un tribun polyphonique, s’exprimant au nom de tous sur la scène-monde. Son coryphée est une bande son crachant les cours de la bourse et les publicités tout en diffusant le « Heroes » de Bowie (encore lui), hymne revendicatif de la liberté individuelle.

Discourir, haranguer, prêcher, c’est de l’énergie domptée. Franck, le visage embrasé par la lumière d’une tablette numérique, venue remplacer le pupitre et ses papiers, franchit alors violemment la frontière poreuse des lois de la thermodynamique, pour éructer sa répugnance systémique dans un impressionnant déchaînement de fureur, où sa bouche déverse et propage, dans un ahurissant langage post-moderne, des flux de lucidité à un public tétanisé.


Dieu a créé le monde en 7 jours, l’homme en 7 minutes…

Le micro devenant l’unique interface, Franck se réapproprie alors son verbe et son corps. La pauvreté du langage institutionnel laisse alors place à un renouveau de la pensée, usant d’un dialecte poétique, irriguant et aérant les esprits entre deux bouffées de cynisme.

En écoutant les déboires de Franck, on pense à la vie liquide théorisée par le sociologue Zygmunt Bauman, où le socle robuste de nos existences a définitivement vacillé, vaincu par le flux incessant du changement.

Créé, écrit et joué en 2012 avec cinq comédiens non-professionnels, ayant vécu la souffrance au travail, ce texte époustouflant de Charles-Eric Petit qui dit l’avoir conçu en 3 mouvements (factuel, virtuel et post-traumatique), est une approche de l’homme contemporain comme il y en a peu. Empreint d’humour noir, ce descriptif de la vie urbaine moderne en milieu oppressant marque les mémoires à coup sûr.


Dorénavant seul, François-Dominique Blin joue cette partition avec une telle virtuosité qu’il pétrifie son auditoire. En un véritable tour de force, le comédien parvient à passer par de multiples états émotionnels de manière quasi-simultanée. Cynique, audacieux, immoral, il nous laisse au final, avec la sensation que la poésie l’emporte et incarne l’arme suprême canonnant sans relâche la forteresse déshumanisée de nos existences domestiquées.

Titre : Les visage(s) de Franck

Auteur et metteur en scène : Charles-Eric Petit

Comédien : François-Dominique Blin

Lumières : Yann Loric

Son : José Amerveil

Dates du spectacle: du 4 au 26 juillet – 17h40

Durée : 1HO0

Théâtre : Théâtre de l’Observance

Site : www.cielindividu.fr

Titre : Macbeth

Auteur : William Shakespeare

Metteur en scène : Edward Berkeley

Comédiens : Neyssan Falahi, Ilinca Kiss, Ivan Romeuf, Bruno Bonomo, Olivier Corcolle, Laurent Owsianka, Cristiano Wsianka, Cecile Petit, Jean Goltier, Albert Huline,

Lumières : Philippe Catalano

Musique : Leda Atomica

Costumes : Polina Komarova

Chorégraphie : Malina Andréi

Crédit photo : Florent Fabregues

Date du spectacle : vendredi 9 octobre 2015

Durée : 1 H 30

Théâtre : Théâtre Toursky

MACBETH

 

 

Ambition, cupidité, meurtres… Macbeth et sa Lady, monstres désespérément humains, enfantés par une société malade de son pouvoir, transforment la scène du théâtre Toursky en plateau de fureur et de sang.

 

Des bandes blanches collées à même le sol, comme pour annoncer les futurs cadavres qui viendront parsemer pendant 90 minutes la tragédie mondialement connue de Shakespeare… Ce nouveau Macbeth suinte le rouge sanguinaire par tous les pores de sa mise en scène et se donne des atours modernes via un univers visuel dépouillé et une musique résolument expérimentale, interprétée en direct par le collectif Marseillais « Leda Atomica ».

Vecteurs du surnaturel, puisqu’ils représentent les trois sorcières, les musiciens engendrent, entre des textes toujours fabuleux, une démence sonore forgée aux délirants instruments du groupe. Cet apport musical est la grande originalité de ce Macbeth aux tendances rock, voire punk.

 

L’omniprésence du rouge à travers des traces de main ensanglantées sur des panneaux en contreplaqué, ou qui enrobe la magnifique robe de Lady Macbeth (brillamment interprétée par Ilinca Kiss, auteur d’un mémoire sur…Macbeth) rappelle l’extrême violence qui imbibe les époux. Le sentiment de culpabilité qui détruit peu à peu l’esprit de Lady Macbeth, incapable d’assumer ses choix, contamine son mari qui sombre à son tour dans la folie.

 

Lors de l’avant-première et de l’unique représentation (pour le moment), Macbeth donne le ton en surgissant sur scène titubant, la chemise blanche maculée de sang, pour s’écrouler mort devant le metteur en scène et sa traductrice qui présentaient au public la genèse du spectacle. Un clin d’œil qui permet à ce Macbeth d’accrocher d’entrée les spectateurs.

 

Ne dormez plus, Macbeth assassine le sommeil…

Le metteur en scène Edward Berkeley, directeur du département lyrique de la Julliard School de New-York a souhaité établir une passerelle avec le monde contemporain, témoignant que l’ambition politique a pris le dessus sur tout ce qui peut être fait pour le bien du pays. Pour cela, il a fait appel à des costumes hétéroclites qui évoquent aussi bien une armée qu’un univers à la « Orwell ».

 

Le résultat est assez surprenant, oscillant entre fulgurances rock et classicisme éprouvé. Les comédiens s’en donnent à cœur joie et on remarquera, outre la magnifique Ilinca Kiss, à la fois créature sublime et fantasmagorique, Neyssan Falahi dans le rôle-titre, qui s’empare de l’âme des spectateurs dans un déchaînement de folie ininterrompu.

FESTIVAL OFF D’AVIGNON : The Great Disaster

 

 

TITANIC, un monde sur les mers qui s’effondre dans la nuit du 14 au 15 avril 1912. Comment concilier l’intime avec le désastre, faire renaître l’humain dans le cataclysme ?

 

Le grand Patrick Kermann a écrit ce superbe monologue dans une langue claquante et poétique, imaginant l’existence de Giovanni Pastore, émigré italien, plongeur responsable des 3177 petites cuillères du restaurant de Mr Gatti dans les compartiments 1ère classe du bateau. Et sa parole va nous submerger comme une lame de fond en devenant le vecteur des voix du paquebot, surtout de ceux que l’on a oublié dans la litanie des chiffres qui noie l’existence des plus modestes.

 

Oui, dans cette obsession de la quantification, dans cette guerre outrancière que se livrent les médias de l’époque pour chiffrer le nombre de morts, (étranges échos avec la période contemporaine) Giovanni Pastore devient un numéro parmi d’autres, un être humain qui existe moins que les objets dont les Jacob Astor et autres Guggenheim ont chargé les soutes du grand navire. C’est le règne sans partage de la société industrielle où l’homme ne compte pas plus qu’une petite cuillère.

 

Ni mort ni vivant, figé au fond d’une eau glacée, Giovanni peut enfin parler s’exprimer, on l’écoute, lui l’anonyme matelot. Et il nous déroule sa vie, son existence d’enfant du Frioul, qui, voulant s’affranchir d’une réalité cloisonnée, part pour une grande traversée. Et il va en faire des efforts lui, le petit des montagnes, apprenant chaque langue des pays qu’il traverse, exerçant les pires métiers, avec, ancré au plus profond, cet espoir d’atteindre l’autre monde.

 

Survivance des mémoires

Avec cette tragédie, c’est la fin d’une époque et la continuation d’une autre, tout aussi cruelle, où les plus chanceux réussissent (Mr Gatti, survivant, ouvrira une pizzeria à New-York) et les autres disparaissent dans les abysses sans fin de l’oubli. Mais Giovanni est la mémoire de tous et il transfigure l’existence des insignifiants, faisant vibrer les tôles du navire sous leurs pas et confrontant le dérisoire (la vie mondaine des passagers des ponts supérieurs) à l’essentiel (l’amour perdu de Cecilia).

 

Anne-Laure liégeois a créé le dispositif le plus minimaliste que l’on puisse imaginer, un comédien seul (excellent Olivier Dutilloy) arrimé sur une scène éclairée de pleins feux, transmets les mots de l’auteur avec une telle vivacité que le bateau semble écumer les mers devant nous. Et l’on ne sait plus si l’on doit rire ou pleurer lorsque Giovanni nous dit qu’au final, il n’a rien perdu et a enfin trouvé la paix pour prendre le temps de s’occuper de sa dernière petite cuillère. Fini de s’épuiser à la poursuite d’une chimère. La grandeur de chaque vie reprend le dessus dans la froideur glacée de l’océan.

Titre : The Great Disaster

Auteur : Patrick Kermann

Metteur en scène: Anne-Laure Liègeois

Comédien : Olivier Dutilloy

Dates du spectacle: du 4 au 25 juillet 2015 (Avignon – La Manufacture)

Site : www.lefestin.org

Crédit photo : Christophe Raynaud de Lage

Lire mes chroniques sur Theatrorama

David Simon