Critiques et infos théâtrales

La compagnie root'arts

LA CHAISE

 

Une simple et banale chaise peut-elle devenir l’objet d’un conflit féroce ? Peut-elle dévoiler l’hypocrisie de notre société ? Et le masque que nous portons quotidiennement, celui d’interpréter le personnage que le système veut que l’on soit, peut-il nous être arraché ?

 

C’est tout le propos de ce texte formidable du comédien et auteur marseillais Gilles Azzopardi. Dans un lieu indéfini et neutre, où deux hommes viennent s’abriter de la pluie, rien d’autre sinon une banale chaise que les deux individus vont tenter de s’approprier par tous les subterfuges possibles. Plus qu’un moyen de s’asseoir et de se reposer, cette chaise est avant tout un enjeu de pouvoir. 

Car dès qu’ils rentrent simultanément sur scène, aucun des deux protagonistes ne montrera la moindre courtoisie envers l’autre, ce que tout à chacun, pense-t-on, ferait d’emblée, en proposant à son semblable de s’asseoir.

 

 

L’auteur n’a pas de temps à perdre. Il tient à situer au plus vite les intentions. Les deux quidams sont vêtus de manière radicalement différente. Le premier, Mathieu Labrouche (excellent) en costume, avec son attaché case s’oppose immédiatement par sa tenue au deuxième individu (G.Azzopardi) accoutré d’un vieux manteau en cuir usagé, d’un pantalon sale, presque trop large et de chaussures qui semblent plutôt faites pour la randonnée que pour arpenter les trottoirs d’une grande ville.

 

 

L’affrontement a déjà commencé sans que le moindre mot ait été prononcé. On en vient à penser que l’antagonisme vestimentaire est peut-être aussi celui qui renvoie à la lutte des classes, entre l’oppresseur, paré des attributs du dominant et l’oppressé négligé et dépenaillé, à qui l’on bloque l’accès aux bienfaits du système. Mais tout n’est pas si simple, bien loin de là, le déroulement de la pièce révélant méticuleusement son lot de surprises.

 

 

Ecrit en 2009, juste après la crise, le texte est d’autant plus percutant qu’il reste malheureusement plus que jamais d’actualité. Comme l’on peut parfois dire que l’argent est le nerf de la guerre, ici, on comprendra qu’il est au cœur même de la vie des hommes et qu’il régule leur flux sanguin, au-delà de toute considération de civilisation. Ainsi, des liasses de billets vont devoir servir de monnaie d’échange pour une simple place assise en donnant une valeur démesurée à cette chaise quelconque.

 

 

Burlesque, ubuesque, dramatique et parfois touchant, jouant à fonds la carte de l’absurde, ce spectacle, devient à la fois jubilatoire et profond, nous questionnant sur le sens même de nos vies… 

On regrette que cela ne dure que le temps qui sépare la fin de la pièce jusqu’à la sortie du théâtre où la réalité nous rattrape dès lors que l’on se dirige vers le distributeur de billets le plus proche. Mais gageons que devant une bonne bière, on pourra de nouveau évoquer « La chaise » de Gilles Azzopardi, un spectacle réussi en tous points, critique de l’argent et de ce système capitaliste qui a contaminé les moindres recoins de notre vie.

 

Ndlr : Souhaitant rester fidèle à son propos, Gilles Azzopardi a renoncé à ses droits d’auteur. Il y a déjà eu plus de 450 représentations, y compris à Montréal.

Pièce la chaise compagnie root'arts cours de théâtre Marseille

Mise en scène : Murielle Hachet

Texte : Gilles Azzopardi

Interprétation : Gilles Azzopardi, Mathieu Labrouche en alternance avec Cédric Milard

Cie Les Spécimens

Site :  www.azzo.blogs.fr 

Vu le samedi 1er avril au Quai du Rire à Marseille

Prochaines dates à venir

© Photographies : Alain Dadouria

 

 

Mise en scène : Yana Tumina

Scénographie : Boris Petruchansky

Interprétation et écriture : Olga Eliseeva, Alexander Gusarov, Kasyan Ryvkin, Marina Makhaeva, Elena Sadkova, Yulia Sergevaa

Teatr Licedei

Vu le jeudi 10 mars 2017 lors du Festival russe du Théâtre Toursky

Prochaines dates à venir

© photographies : Frédéric Stéphan

 

 

LA FAMILLE SEMIANYKI

 

 

Fou, déjanté, frappadingue, furieux, hilarant, extravagant, frénétique, irracontable, poétique, les superlatifs et autres termes nous manquent lorsqu’on assiste à un spectacle des célèbres clowns russes de la famille Semianyki. 

 

Dans celle-ci, on y trouve le père (Alexander Gusarov) porté sur la bouteille qui menace sans cesse de tout quitter, la mère (Olga Eliseeva) enceinte jusqu’aux yeux mais nullement gênée pour gesticuler dans tous les sens, et quatre insupportables moutards (Marina Makhaeva, Kasyan Ryvkin, Elena Sadkova et Yulia Sergeeva) qui ne souhaitent qu’une chose, trucider leurs parents pour gagner leur liberté.

 

La famille Semianyki, clowns sans gros nez rouge et sans masque est une création de la célèbre troupe du Teatr Licedei de St Pétersbourg, fondée par le légendaire clown russe Slava Polounine. 

Ayant depuis longtemps rangé l’Auguste et le Clown Blanc au rang de vieilleries pour enfants attardés, les comédiens fondateurs ont travaillé autour du mime pour atteindre une forme d’apothéose du genre. Les gestes, les mouvements, la mise en scène, les sons, la musique, la lumière, les effets de plateau, tout est façonné et réglé au millimètre, dans le détail le plus maniaque, de la première minute à la dernière sans aucun temps mort dans un spectacle de presque deux heures ! Un travail de titan qu’ils tournent désormais sur toute la planète.

 

Alexander Gusarov considère Charlie Chaplin comme un Dieu. On peut le comprendre. Expressifs, ayant banni la parole de leurs créations, la troupe parle le langage universel du corps comique, qui tire vers le slapstick (genre d’humour visuel impliquant une part de violence physique exagérée), le mime dément, l’absurde et aussi dans un bref instant le tragique crépusculaire.

 

Comment résumer en quelques mots l’inventivité débordante des comédiens, leur rythme sans faille, et leur extraordinaire précision gestuelle ? Il suffit de voir la scène culte dite du bâton de ski où le père tente par tous les moyens de boire une gorgée de vodka alors que ses bras étendus comme des ailes sont bloqués dans sa veste, pour réaliser l’ampleur de leur génie comique. 

Dans un inimaginable bric à brac d’accessoires en tous genres, de têtes de poupées coupées au verre qui se remplit de bière indéfiniment, la famille se déchaîne dans une succession de scènes toutes plus hilarantes les unes que les autres.

 

Pourtant dans ce joyeux capharnaüm, qui nous montre quelque part un pays aussi déglingué que ces personnages, tente de surnager l’idée même d’une famille normale dont le besoin des géniteurs est primordial à un semblant de sens dans l’existence. Le père joyeusement porté sur la bouteille ne semble pas assumer la charge de sa nombreuse et surexcitée progéniture. 

Sa valise est toujours à portée de main. Quand il claque la porte, épuisé et lassé par cette marmaille infernale à côté de laquelle la Famille Addams semble sous Valium, la scène s’assombrit, jusqu’à devenir lugubre. Un terrible moment de solitude s’ensuit où la mère, seule face à ses responsabilités voit ses enfants se recroqueviller autour d’elle, comme des chatons autour de leur génitrice.

 

 

Un pur moment de mélancolie et de poésie qui témoigne de la riche palette des Semianyki. 

Tout comme le quatrième mur qu’ils ont depuis longtemps brisé avec notamment, la scène désopilante du téléphone où la mère en réponse à un coup de fil, passe de mauvaise grâce le combiné à un spectateur dans le public qui se voit ainsi donner des instructions par le staff technique, ou cette autre scène géniale avec le fils aîné s’improvisant chef d’orchestre avec 3 spectateurs dont un qu’il décoiffe allègrement.

 

La scène devient ainsi le lieu de toutes les audaces car les Semianyki ont bien compris que le couple spectacle/public est fusionnel et que loin de n’être qu’un instrument au service de tous leurs délires, le théâtre abolit les frontières comme le prouvent les inattendues apparitions d’un technicien ou d’un chien qui la traverse comme s’il ne s’y passait rien !

On peut même affirmer, dans ce triste début de siècle, que ces clowns exceptionnels qui ouvrent le monde sont sans aucun doute le dernier rempart à tous les nationalismes qui essaient de le cadenasser.

L’univers sonore et visuel fou et détraqué de la famille Semianyki redonne foi au genre humain.

AVENIR RADIEUX : UNE FISSION FRANÇAISE

 

 

(Bleu Blanc Rouge, l’a-démocratie-2ème volet)

De la bombe ce spectacle serait-on tenté de dire. Mais ce serait aussi réducteur que la pensée d’un ingénieur EDF de ne s’en tenir qu’à cet aphorisme. Notamment parce que l’énergie qu’y insuffle le comédien et auteur Nicolas Lambert affole les compteurs Geiger de la confiance que l’on a pu accorder jusqu’ici à l’Hydre EDF.

« Avenir radieux » est le deuxième volet (volet blanc) d’une trilogie appelée « L’a-démocratie/Bleu-blanc-rouge » qui traite des trois mamelles de la République Française, le pétrole, le nucléaire et les armes. Nicolas Lambert utilise la forme du théâtre documentaire, s’appuyant sur des sources fiables et du matériel authentique pour traiter d’évènements actuels et passés. 

 

Comme il est impossible de parler de bore ou d’uranium sérieusement sous peine de faire fuir le spectateur aussi rapidement que les radiations de la cuve de Tchernobyl, c’est l’humour qui sera la bobine de transmission d’une masse d’informations issue d’un impressionnant travail de documentation. Nicolas Lambert s’est plongé pendant six mois dans la presse, les livres, les émissions TV et les conférences autour de l’épineux sujet du nucléaire.

En ressort une intrigue digne des meilleurs thrillers complotistes, et pourtant, tout, absolument tout, est vrai jusque dans les moindres détails et retranscrit tel quel. C’est d’abord le raconteur qui introduit le spectateur dans l’univers nucléaire en évoquant les coûts colossaux des publicités EDF qui marquent le paysage hexagonal par leur omniprésence. On parle de 100 millions par an !

 

Le dispositif scénographique est judicieusement choisi pour que le spectateur/citoyen ne se sente jamais perdu. Régulièrement, comme dans tout bon documentaire, des images d’archives sont projetées sur un écran translucide derrière lequel une musique, brillamment exécutée par Hélène Billard sur un violoncelle (électrique !), fusionne l’angoisse et l’ironie avec brio, distillant une radieuse atmosphère dans laquelle se glisse gaillardement le comédien qui enfile avec maestria le costume de 23 personnages.

 

Certains, vous les connaissez, ce sont les hommes de la lumière (les divers présidents de la République, par exemple) qui contaminent les cerveaux avec des discours frelatés (et authentiques à la virgule près !). Et pour que la lumière soit, il faut qu’il y ait aussi les hommes de l’ombre comme le lugubre Pierre Guillaumat, président d’EDF, d’ELF, et grand pourfendeur de l’opinion publique (« Aux enfers, il y a l’opinion publique, ailleurs je ne l’ai jamais vue »). Apparaissant en demi-teinte sur un pan de scène baigné de pénombre, fumant sa pipe tout en se confiant à un journaliste allemand venu l’interviewer, il est le personnage pivot, celui par lequel toutes les décisions convergeront.

 

Et le monde opaque du complexe militaro-industriel se fissure, laissant s’échapper les informations secret-défense de sa cuve de confinement. Ainsi la stratégie de passer outre le parlement, afin d’opérer tranquillement la bifurcation du nucléaire militaire au civil, dans une ambiance a-démocratique totalement décomplexée.

L’auteur de ces lignes ne peut que vous inciter à vous ruer sur les salles qui programment ce deuxième volet si vous voulez connaître les véritables raisons des attentats des années 80 en France ou comment fut organisée la dissémination de la bombe en Europe par les Etats-Unis. Cela vaut son pesant de combustible ou plutôt d’argent car, malgré la part de l’énergie nucléaire dans le monde qui atteint péniblement les 12 %, les investissements continuent plus que jamais avec notamment les réacteurs EPR dont les retards de construction dans divers pays entraînent des coûts colossaux (à la charge du contribuable).

 

Surfant avec allégresse du perchoir (l’Assemblée nationale) au débat public, Nicolas Lambert, caustique, se déchaîne pour informer le spectateur/citoyen, et le faire participer (enfin) au débat. Il irradie d’intelligence les consciences avec ce spectacle salutaire, indispensable et drôle qui nous éclaire sur les sombres manœuvres de la République pour parvenir à ses fins.

Nous revient alors en mémoire un célèbre slogan qui nous incite à signifier à EDF, qu’ils nous doivent vraiment plus que la lumière.

Documentation, reportages, écriture, scénographie et mise-en-scène :Nicolas Lambert

Collaboration artistique : Erwan Temple

Direction d’acteur : Nathalie Brücher

Lumières : Erwan Temple

Musique : Eric Chalan

Musiciens : Hélène Billard ou Éric Chalan

Instruments de musique : Yves Descloux

Vidéos : Erwan Temple

Texte édité aux éditions de l’échappée

Coproduction : Compagnie Un Pas de Côté, le Grand Parquet, Théâtre de Rungis, La Grange Dîmière, Théâtre de Fresnes, Communauté d’agglomération de Saint-Quentin-en-Yvelines/Le Prisme.

www.unpasdecote.org

Gilgamesh Belleville (Avignon Festival OFF 2017)

Prochaines dates à venir

© Photographies : Erwan Temple

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David Simon